LanguesO’ : 1795-2016 ?
Lettre ouverte à la communauté universitaire de l’Inalco
Paris, le dimanche 4 mars 2012
Chères et chers collègues, enseignants et administratifs,
Chères et chers étudiantes et étudiants,
Nous nous adressons à vous aujourd’hui de manière exceptionnelle pour vous alerter sur ce qui nous paraît être à très court terme un risque majeur de démembrement, voire de disparition de l’Inalco, mais surtout, plus gravement encore, des savoirs et des missions qui sont les siens.
Nous avons en effet été informés le 3 février, par un bref communiqué, que le Pôle d’enseignement et de recherche (PRES) Sorbonne Paris Cité, auquel appartient l’Inalco, venait d’être désigné « lauréat des IDEX » (Initiatives d’excellence) pour un projet ainsi formulé :
« Les huit partenaires du PRES Sorbonne Paris Cité ont décidé de dépasser leurs différences pour construire en commun d’ici quatre ans, c’est-à-dire pour 2016, un nouvel établissement qui portera le nom d’Université Sorbonne Paris Cité (USPC) et accueillera près de 120 000 étudiants, 6 000 chercheurs et enseignants chercheurs, 5 800 personnels administratifs, techniques et de bibliothèques. »
Nous avons pu depuis consulter l’intégralité du projet, majoritairement rédigé en anglais, disponible en ligne (http://www.sorbonne-paris-cite.fr/index.php/fr/medias/actualites-de-sorbonne-paris-cite/208-dossier-idex-de-sorbonne-paris-cite-disponible), et nous vous invitons vivement à prendre le temps de le faire vous aussi.
Une réunion d’information organisée par le Président de l’Inalco le 23 février n’a fait qu’aviver nos craintes tant les réponses apportées à nos interrogations ont été décevantes. Le processus dès à présent amorcé met en péril la démocratie universitaire, l’avenir de notre recherche et de nos enseignements, le devenir des personnels.
La démocratie universitaire
Il est désormais établi que la décision d’engager l’Inalco dans cette aventure si audacieuse a été prise sans informer ni consulter aucune instance de notre établissement.
Il est établi également que l’Inalco ne sera pas représenté dans le Conseil de direction chargé de piloter la fusion des établissements du PRES. Ce Board of directors de seize membres ne comportera d’ailleurs que cinq représentants des huit institutions fondatrices.
Nulle part dans le document d’orientation ne figure la moindre garantie de survie de l’Inalco.
Dans ces conditions, compte tenu en outre du gigantisme du nouvel établissement projeté et de la taille relativement modeste du nôtre, on ne voit pas à l’heure actuelle comment ni sous quelle forme pourrait être préservée à l’avenir la spécificité – unique au monde – des recherches et des enseignements menés à l’Inalco.
Ajoutons à cela que la gouvernance « managériale » annoncée ne prévoit aucune instance élue, remisant ainsi aux oubliettes de l’histoire la tradition collégiale et démocratique de l’université française.
La recherche
Le projet de fusion repose sur la définition préalable d’un « périmètre d’excellence » dont l’Inalco est très largement absent. Ce « Perimex » est en effet constitué des équipes classées A+, c’est-à-dire, pour l’Inalco, deux de nos équipes d’accueil seulement, ainsi que des UMR rattachées. Toutes les autres équipes sont donc considérées comme « hors périmètre d’excellence ». Or l’IDEX est précisément chargé de mener la transformation des établissements du PRES au profit de ce Perimex, outrageusement dominé par les sciences dures et la médecine, et ouvertement soumis au règne des évaluations et classements nationaux et internationaux.
De profondes restructurations sont d’ores et déjà programmées : elles seront conduites sous l’autorité de l’IDEX. Dans les années à venir par exemple, 20 % des emplois statutaires libérés (hors périmètre d’excellence) par les départs à la retraite seront alloués à l’IDEX, et donc au Perimex, une partie d’entre eux étant même transformés en CDD, « pour constituer le levier de transformation le plus puissant du processus menant à la création de l’Université nouvelle ».
D’autre part, ce nouvel ensemble sera organisé sur des bases strictement disciplinaires en divisions, départements et instituts. Il implique d’ores et déjà une scission de nos activités entre « humanités » d’un côté, « sciences sociales » de l’autre. Comment les études aréales qui caractérisent une part significative de l’actuel Inalco pourront-elles y prendre place, y obtenir la moindre reconnaissance ?
L’enseignement
Tous nos cursus – licences, masters, doctorat et diplômes d’établissement – sont promis à un total chamboulement dans les plus brefs délais puisque le projet stipule explicitement
1) que « in 2016, Sorbonne Paris Cité will offer unified courses at all learning levels »,
2) que la nouvelle Université souhaite faire de la première année de licence « une année de fondation, nécessaire à l’appropriation par un grand nombre des bacheliers des méthodes de travail, de recherche documentaire et de découverte des spécificités de l’enseignement supérieur »,
3) que l’USPC souhaite adosser masters et doctorats à un découpage strictement disciplinaire à l’intérieur de sa nouvelle structure en divisions et départements.
À quoi sert, dans ces conditions, le lourd travail actuellement entrepris pour la refonte des maquettes de licence et de master ? Est-il d’ores et déjà caduc ? Que signifie l’annonce d’un streamline des curricula évoqué à propos des duplicates repérés dans le champ des Oriental Studies at Paris Diderot and INALCO ? Qu’implique l’ensemble des rationalizations and poolings of resources annoncés ?
La création de filières ou de chaires « d’excellence » s’accompagnera inéluctablement de l’élimination d’autres cursus, jugés moins « rentables ».
Le devenir des personnels
Les incertitudes sont nombreuses pour les personnels administratifs, moins consultés que jamais. La nouvelle USPC a déjà toutes les allures d’un véritable monstre institutionnel. Sa mise en place va entraîner des restructurations radicales, autrement dit une valse des affectations, une centralisation renforcée, des structures pyramidales complexes, une fragilité accrue des personnels contractuels, une dégradation des conditions de travail.
À tous ces graves sujets de préoccupation, aucune réponse concrète n’a été apportée le 23 février. Il nous a seulement été dit que le document diffusé « n’était que » celui soumis au jury du concours lors de la sélection des IDEX, qu’il n’avait pas de valeur contractuelle et n’était pas contraignant. Mais peut-on sérieusement imaginer que ce projet va être jeté à la poubelle et que nous allons avancer dans des directions complètement différentes de celles qu’il propose ?
Il a aussi été affirmé que l’Inalco n’était pas menacé puisque son existence est garantie par le décret statutaire du 19 mai 1990. Mais un décret en remplace un autre, et quand la nouvelle Université Sorbonne Paris Cité sera instituée, en 2016, un autre texte se substituera alors aux précédents, sans la moindre difficulté.
L’Inalco, son héritage, ses savoirs, sont directement confrontés à la perspective de leur démantèlement et de leur dissolution ; ses secteurs les plus fragiles sont menacés de disparition par la logique de restructuration à peine dissimulée derrière la notion d’excellence ; une grande partie de « nos langues » survivantes pourraient très bien figurer à l’avenir au catalogue d’un Centre de ressources linguistiques de la nouvelle Université ; seuls subsisteraient à un haut niveau d’enseignement et de recherche des petits fragments de ce qui faisait notre force, notre fierté et notre raison d’être.
Alors que vient d’être formulé d’une manière si singulière ce qui ressemble furieusement au faire-part de décès des LanguesO’ historiques, plus de deux cents ans après notre création, quelques mois après l’emménagement tant attendu sur le nouveau site des Grands Moulins, nous tenions à vous faire part de notre analyse, même si nous souhaitons de tout cœur être démentis par les faits.
Veuillez croire, chers collègues enseignants et administratifs, chers étudiants, à nos sentiments cordiaux et respectueux.
Anne Bayard-Sakai, professeur de littérature japonaise, directrice du CEJ, membre élu du CA
Emmanuel Lozerand, professeur de littérature japonaise, responsable de la mention LLCO du master
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